Par Dr Akinwumi A. Adesina, Président de la Banque africaine de développement
ABIDJAN, Côte d’Ivoire, Octobre 15 2017 (IPS) – Le monde rural africain est un milieu que je connais bien. J’ai frayé mon propre chemin pour sortir de la pauvreté rurale. J’ai fréquenté une école rurale sans électricité et vécu dans un village où, pour trouver de l’eau, nous devions parcourir des kilomètres. À la tombée de la nuit, nous étudions à la lumière de bougies ou de lampes à pétrole. Par la grâce de Dieu, j’ai pu sortir de la pauvreté pour arriver là où je suis aujourd’hui. Cependant, des dizaines de millions vivant dans des situations similaires, surtout en milieu rural africain, n’ont pas connu le même sort que moi. Pour la plupart d’entre eux, le potentiel a tout simplement été gâché.
Agriculteur dans un champ à la périphérie de Bulawayo, Zimbabwe. Crédit: Busani Bafana/IPS
Quelque 60 % d’Africains vivent dans les zones rurales. Ces zones sont fortement tributaires de l’agriculture pour leurs moyens de subsistance. Dès lors, la voie à suivre pour améliorer la qualité de vie en milieu rural est de transformer l’agriculture. Toutefois, la faible productivité des exploitations, le caractère peu développé de l’infrastructure rurale, l’exclusion numérique et le faible accès aux outils modernes et à l’information agricole font que la qualité de vie est très médiocre dans ces zones.
Malheureusement, peu a changé depuis l’époque où je fréquentais mon école rurale. Pire, les opportunités économiques s’amenuisent pour bon nombre de personnes, avec des niveaux de pauvreté élevés, entraînant un cercle vicieux où la pauvreté devient héréditaire. Dans ces conditions, la jeunesse rurale est découragée, démunie et vulnérable à l’embrigadement par les terroristes qui trouvent, dans ces zones rurales délabrées, un terrain idéal pour leurs activités.
Nous devons accorder une attention particulière à trois facteurs : l’extrême pauvreté rurale, les taux de chômage élevés parmi les jeunes et la dégradation de l’environnement – que j’appelle le « triangle des catastrophes ». Partout où ces trois facteurs sont réunis, les conflits civils et le terrorisme s’installent, et anéantissent la capacité des populations à cultiver la terre et à accéder aux marchés.
C’est pourquoi, nous devons de toute urgence investir massivement dans les zones rurales africaines, pour les extraire de la misère économique et les conduire à la prospérité économique. En particulier, nous devons créer des emplois et mettre en place des sociétés stables, afin d’endiguer les campagnes de recrutement de terroristes qui gagnent du terrain dans les zones rurales. À cet effet, nous devons placer la sécurité économique, alimentaire et climatique dans une seule et même perspective, pour avoir une chance de parvenir à la prospérité économique.
Il nous faudra relancer la transformation du secteur agricole. La Banque africaine de développement ouvre la voie, en investissant 24 milliards de dollars dans l’agriculture, au cours des dix prochaines années.
Ainsi, la Banque entend inciter le monde agricole à cesser d’apparaître comme un secteur de développement qui a pour vocation de gérer la pauvreté et la subsistance, pour devenir une activité de culture et de traitement industrialisés de produits alimentaires et créer de la richesse pour les propriétaires et des emplois décents pour la main-d’œuvre.
L’Afrique enregistre des importations nettes de produits alimentaires de 35 milliards de dollars par an, qui devraient atteindre 110 milliards de dollars à l’horizon 2025, si les tendances actuelles persistent. Pour l’instant, en cultivant ce que nous ne consommons pas et en consommant ce que nous ne cultivons pas, l’Afrique est en train de ruiner ses zones rurales, par l’exportation de ses emplois, l’érosion des revenus des exploitants et la perte de sa jeunesse attirée par l’émigration volontaire vers l’Europe ou ailleurs.
Imaginez ce que l’Afrique pourrait faire avec 35 milliards de dollars par an, si elle se nourrissait elle-même : ce montant suffit à électrifier tout le continent. De même, 110 milliards de dollars d’économies par an sur les importations de produits alimentaires suffisent à combler tous les déficits d’infrastructure en Afrique.
C’est pourquoi, nous devons penser différemment. L’Afrique produit 75 % du cacao mondial, mais ne perçoit que 2 % des 100 milliards de dollars par an générés par les marchés du chocolat. Le prix du cacao peut baisser, mais jamais celui du chocolat. Le prix du coton peut baisser, mais jamais celui des textiles et vêtements. En 2014, l’Afrique n’a gagné que 1,5 milliard de dollars de ses exportations de café. Or, l’Allemagne, un des pays leaders de la transformation du café, a gagné pratiquement le double de ce montant grâce à ses réexportations.
Cette situation s’explique, également, par le fait que l’Union européenne impose une taxe de 7,5 % sur le café torréfié et en exonère le café vert non décaféiné. De ce fait, la plupart des exportations africaines de café vers l’UE sont sous forme fèves de café vert non torréfié, vendues comme produit de base non amélioré et, par conséquent, ce sont les industriels européens qui en récoltent les bénéfices.
Pour transformer ses économies rurales, l’Afrique doit s’engager dans la voie de l’industrialisation agricole et ajouter de la valeur à tous ses produits de base agricoles. Tout en persuadant les pays développés de modifier leurs priorités en matière d’importation de produits agricoles, les gouvernements devraient encourager les entreprises du secteur alimentaire et agroindustriel à s’implanter dans les zones rurales.
Nous devons amener les jeunes à s’engager dans l’agriculture et la percevoir comme une entreprise commerciale rentable et non comme un signe de manque d’ambition. À cet effet, la Banque a déployé son programme ENABLE Youth, pour former une nouvelle génération de jeunes agriculteurs commerciaux et entrepreneurs agroindustriels. Notre objectif est de contribuer à l’émergence de 10 000 jeunes entrepreneurs agricoles par pays, dans les dix ans à venir. En 2016, la Banque a consenti 700 millions de dollars pour appuyer ce programme dans 8 pays, et a actuellement en sa possession des demandes venant de 33 pays.
Cette initiative s’inscrit dans le cadre d’un plus vaste programme de la Banque africaine de développement, Emplois pour les jeunes en Afrique, dont l’objectif est de créer 25 millions d’emplois dans les dix années à venir, avec un accent particulier sur l’agriculture et les TIC. Nous investissons dans le développement des compétences en informatique, technologie, ingénierie et mathématiques, afin de préparer les jeunes aux métiers du futur.
Nous sommes conscients de l’existence des technologies nécessaires pour transformer l’agriculture africaine. Toutefois, elles sont rangées au placard, pour la plupart. Je me rappelle toujours ce que Norman Borlaug disait : « mettez-les à la disposition des agriculteurs ». Dans cette optique, la Banque africaine de développement et le Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (CGIAR) ont élaboré le programme dit «Technologies pour la transformation de l’agriculture en Afrique» (TAAT) – une nouvelle initiative visant à appliquer à grande échelle les technologies agricoles appropriées issues des systèmes CGIAR et nationaux, sur tout le continent. La Banque et ses partenaires comptent investir 800 millions de dollars dans cette initiative.
Le revenu du secteur de l’alimentation et de l’agroindustrie devrait passer du niveau actuel de 300 milliards de dollars à 1 000 milliards de dollars à l’horizon 2030, et il y aura également 2 milliards de personnes à la recherche de nourriture et de vêtements. Les entreprises et les investisseurs africains devraient saisir cette chance et exploiter ce potentiel pour l’Afrique et les Africains.
La formule de la transformation se présente comme suit : l’agriculture alliée à l’industrie, la fabrication et la capacité de transformation, conduit à un développement solide et durable, qui crée de la richesse dans toute l’économie.
L’Afrique est capable de se nourrir elle-même – et l’Afrique doit se nourrir elle-même. Si elle le fait, elle sera capable de nourrir le monde. Ainsi, les agriculteurs africains d’aujourd’hui aideront à nourrir le monde de demain. C’est pourquoi, la Banque africaine de développement a fait de la priorité « Nourrir l’Afrique » une des plus importantes de ses Cinq grandes priorités (High 5).
Voilà la recette que la Banque propose pour la transformation de l’agriculture en Afrique, et nous n’arrêtons que lorsque nous l’aurons réalisée. (FIN/2017)