Du canon artistique à la norme industrielle. Une forme sculpturale au coeur du quotidien
Le livre d’Alban Denuit
Le 13 novembre 2015, un jeune artiste, Alban Denuit, trouvait la mort au Bataclan. Il venait de soutenir avec succès une thèse en Arts plastiques très originale, fondée sur sa pratique de sculpteur.Si Alban n’est plus, cette thèse est là, qui demande à être lue et parcourue d’image en image, tant elle est en phase avec la marche inexorable du monde. Aussi avons-nous décidé de la publier sous la forme d’un livre d’art de belle facture, grâce au soutien généreux de l’Université Bordeaux Montaigne.
Afin de conforter financièrement des choix qualitatifs au niveau de la fabrication de l’ouvrage (papier, quadrichromie, reliure cousue collée, etc.), nous proposons via le site de financement participatif Ulule une souscription, laquelle permet de réserver par paiement anticipé un ou plusieurs exemplaires de l’ouvrage à un tarif préférentiel. Faire ce livre est un hommage rendu à notre étudiant, ami puis collègue ; il est aussi la clé de voûte d’une volonté : faire vivre ce qu’Alban Denuit nous a laissé, donner une visibilité à son œuvre et à sa réflexion de sculpteur.
4 octobre 2015, hors champ, la coiffe académique d’Alban, au centre, bat le record de hauteur © Thomas Smith
De la thèse au livre d’art
En prise avec le fonctionnement de notre monde actuel, ce livre est le fruit d’une réflexion sur les normes qui régissent, au plus près, notre vie de consommateur et plus largement d’usager. Les normes industrielles définissent en effet les formats et les dimensions des espaces standardisés qui constituent notre quotidien. La rationalisation vise alors à rendre la production, le transport et l’usage les plus économiques et efficaces possible. Comprendre le fonctionnement des normes, c’est s’intéresser aux rapports de proportions invisibles qu’entretiennent les objets composant notre cadre de vie. Or cet aspect rejoint les préoccupations qui sont celles de la sculpture en tant qu’art de l’espace.
C’est à partir de sa propre pratique artistique qu’Alban Denuit a questionné et éclairé, selon les mots d’Elie During, « la vie secrète des normes ». Comment ? En leur conférant une visibilité tangible, en donnant existence à des « normes excentriques ». Il les ensuite étudiées d’un point de vue théorique, à la croisée des sciences humaines et des sciences de l’art, de l’architecture et du génie logistique, etc., afin de défendre l’idée qu’elles sculptent notre quotidien. L’argumentation est développée en trois temps : le premier s’attache à définir les notions de « norme industrielle » et de « canon artistique » ; le deuxième procède à l’étude de normes techniques précises pour les comparer ensuite à certaines règles canoniques ; le troisième met en valeur la résurgence d’un langage sculptural dans le champ des arts, qui passe par l’usage des normes et des standards.
L’ensemble est illustré par des reproductions d’œuvres, celles de l’auteur comme celles des créateurs qui l’ont marqué, références qui meublent le musée imaginaire d’une méditation sur l’art et les espaces qui cadrent notre vie.
L’originalité de cette recherche tient au fait que l’auteur appuie sa réflexion sur une pratique artistique confirmée, Elle est aussi rigoureuse qu’elle ne laisse pas d’étonner par une double qualité : celle de penser notre monde contemporain depuis le système des normes tout en les soumettant à l’épreuve de la sculpture.
Un exemple parlant
Alban s’est donc attaché à les rendre les norme visibles d’une manière aussi insolite que poétique, et ce à partir de l’expérience qu’il en avait. C’est le cas, par exemple, des feuilles du format ISO 216 dont fait partie la série A allant du A0 au A7 en passant par le format A4 qui nous est si familier. Roulée serrée et boulonnée à la main, la feuille A4 devient une tige filetée – un autre standard, présidant cette fois à la construction de bâtiments…
Toute recherche implique une mise à distance, ici elle se double de celle du regard de l’artiste qui neutralise une norme par une autre. Inopérantes ces normes tangibles, hybrides, excentriques alimentent l’imaginaire des agents discrets qui formatent nos cadres de vie.
A. Denuit, Le diamètre d’une feuille (A5)
Rouler une feuille de papier, par exemple une feuille A4. La rouler la plus serrée possible. Trouver l’écrou correspondant au tube ainsi obtenu. Le visser. Celui-ci imprime son filetage. La feuille de papier devient une tige filetée. Par ce procédé, la feuille n’est plus seulement un plan, elle est également un volume. Il est alors possible de mesurer son épaisseur et son diamètre. En reproduisant cela aux différentes tailles standard de feuilles de papier (A0, A1, A2, A3, A4…), celles-ci ne sont plus uniquement définies par leur longueur et leur largeur respectives, mais également par leur diamètre. Un écrou permet de révéler le diamètre d’une feuille A4.
Alban Denuit
La vie secrète des normes
Elie During (Université de Paris Ouest – Nanterre)
Le Diamètre d’une feuille : le titre, intriguant, condense en quelques mots tout un programme de recherche ; il en donne la formule alchimique. Roulez une feuille sur elle-même : un tube de papier se constitue sous vos yeux. Cette transformation dimensionnelle « inframince », du plan au cylindre, est en elle-même aussi élégante qu’un kōan zen. Elle renferme déjà toute une poétique du geste. On pourrait s’arrêter là. Mais pour Alban Denuit, ce n’est qu’un embrayeur, le premier moment d’un enchaînement réglé. Déclinée en plusieurs formats (feuille A5 90gr et écrou n°6, feuille A7 90gr et écrou n°4, etc.), cette série réalisée en 2011 est la meilleure illustration d’une stratégie artistique qui ne commence pas par les formes, mais par les normes. Il faut en effet répondre avec toute la précision requise à la question la plus simple : quel est le diamètre de la feuille ? Comment en donner la mesure – une mesure qui, imaginaire à l’instar des Stoppages étalons de Duchamp, soit néanmoins la plus juste possible ? En couplant la feuille avec un autre format : celui de l’écrou. Faire passer le papier à travers l’écrou, c’est transformer ce dernier en outil de calibrage, ou plus précisément de filetage ; c’est donner du même coup une visibilité à la « norme excentrique » que porte virtuellement l’assemblage, en-deçà de toute intention, de toute fonction assignable. Tandis que le papier, sculpté de cette manière, prend l’apparence d’une tige compacte, le diamètre de la feuille – jusque là simple proposition conceptuelle – en vient à prendre corps. / à suivre
Une raison supplémentaire de publier ce livre
Nous le savons depuis peu, le sujet de la thèse d’Alban, correspond dans une large mesure au nouveau programme d’histoire de l’art de l’Agrégation d’Arts plastiques (session 2017), en ce qui concerne l’usage des normes – concours auquel Alban venait de s’inscrire :
« Définir et transgresser la norme de la fondation de l’Académie du dessin à Florence en 1563 à la première exposition impressionniste en 1874 ». cf. siac2
Données techniques de l’ouvrage :
• format A4 à la française, 188 pages
• impression : quadri recto/verso sur papier Arctic volume 115 g
• couverture à rabats papier Arctic volume 300 g
• impression : quadri recto/verso
• façonnage : Dos carré collé
Porteuse du projet, Hélène Saule-Sorbé, formée à l’Université Paris 1 – Centre Saint-Charles, est professeur d’Arts plastiques à l’Université Bordeaux Montaigne depuis 1989-1990. Elle a notamment initié une série de workshops en invitant des artistes reconnus à œuvrer avec les étudiants : une manière de confronter ces derniers, hors les murs, à la fabrique professionnelle de l’art. Elle dirige aussi depuis près de 16 ans des doctorats en Arts plastiques. Cette discipline a intégré l’Université au lendemain de Mai 68, avec pour postulat : « créer c’est penser ». Toute recherche en Arts plastiques articule par conséquent pratique artistique et approches théoriques de l’art. Le doctorat d’Alban en est l’un des exemples les plus aboutis.
Liens significatifs du dynamisme de création et de recherche des étudiants :
http://artsenfacbdx.free.fr/wordpress/
http://pub.u-bordeaux3.fr/index.php/tremblements-4098.html